Entrée des artistes
"Le malheur est à l'art ce que le fumier est à la culture maraîchère."
Dixit San Antonio aka Frédéric Dard. Un des romanciers favoris de mon ex beau-père d'ailleurs. Paix à son âme. (Celle de Dard, mon ex beau-père est probablement encore en vie à l'heure qu'il est...)
La citation vous l'aurez compris n'a pas été choisie au hasard; c'est ce que j'ai trouvé de mieux pour présenter mon sujet sans devoir vous faire subir une introduction qui, vu l'heure et surtout vu mes dispositions, risque d'être aussi vaseuse que décousue.
Lors d'une leçon parmi tant d'autres consacrées à la vie de Verlaine, mon professeur de français de l'époque nous a dit: " C'est lorsqu'il est malheureux qu'un écrivain écrit le plus et surtout le mieux." Cet honorable monsieur (dont chaque parole était pour moi Evangile) était loin de se douter qu'il venait par cette phrase de confirmer le fondement d'une théorie qui n'avait pas encore vraiment de mots mais qui germait en moi depuis quelque temps déjà, et que par là-même il venait de chambouler complètement mon système de valeurs.
Il faut savoir qu'à quinze ans déjà, j'avais des ambitions écrivaines. J'avais aussi de gros problèmes relationnels. Du haut de ma solitude, j'en étais arrivée à penser que les gens heureux, et le bonheur en général, n'étaient pas intéressants. La preuve? Le happy end. Les histoires se terminaient invariablement là où le bonheur commençait, et vice versa. Imaginez un film de deux heures trente ou un roman de 600 pages où tout le monde serait parfaitement heureux:Ce serait d'un ennui mortel...Ca, c'est ce que je pensais à l'époque.
Les théories évoluant avec l'âge (et avec l'aggravation de mes problèmes personnels), j'en arrivai un peu plus tard à la conclusion suivante: le bonheur durable n'est pas possible, car toute la vie n'est qu'une continuelle poursuite de ce but final qu'est le bonheur. Une fois atteint, la course s'arrête, car l'homme n'a plus de but, et donc plus de raison d'être. Il se doit donc de fuir ou de briser ce bonheur nouvellement atteint pour pouvoir continuer à chercher et donc à vivre (je tiens ici à remercier les scénaristes de la série "Dawson's Creek" pour m'avoir soutenue et confortée dans mes opinions pendant des années)
Le bonheur étant inintéressant et de toute façon inaccessible, me restait son contraire, avec lequel j'étais familiarisée depuis un certain temps déjà: le malheur, ce malheur qu'à 17 ans j'excelle à dépeindre, à décrire, à coucher sur le papier...
Le bonheur est inintéressant et inaccessible. Le malheur est là, irrémédiablement là, et qui plus est il apporte de l'encre à ma plume. Qu'il en soit ainsi: puisque je ne peux tuer la bête, je la nourrirai pour qu'elle me tienne chaud.
Et voilà comment, de fil en aiguille, on se tisse un raisonnement à la con et on s'y enferme comme dans une camisole de force.
C'est vrai: nombre des grands génies artistiques des siècles derniers, toutes catégories confondues, furent des fous, des incompris, des malheureux, des malades, des suicidaires. Leur oeuvre est imprégnée des tourments de leur âme et c'est ce qui la rend si touchante. La douleur est malheureusement beaucoup plus communicative que la joie. Mais cet art-là est un exutoire, un vice, un mode d'expression détourné pour ceux qui ne parviennent pas ou plus à communiquer "normalement". Oui, cet art-là est magnifique et poignant, mais il n'est pas délibéré. Cultiver son malheur pour en faire de l'art, c'est confondre la fin et les moyens. Et dire que le bonheur est inintéressant et impossible à réaliser, c'est oublier que le bonheur aussi se cultive, que le bonheur se joue, se chante, s'écrit, se dessine et se peint, plus et peut-être mieux encore que le malheur, et que surtout, le bonheur se vit. C'est l'Art qui doit être le reflet de la vie, et non la vie qui doit refléter l'Art.